Piaget et la décentration

Né à Neuchâtel en 1896, il commence sa carrière scientifique à onze ans; son premier article concerne "un moineau albinos ". Après avoir découvert la philosophie, il se dirige vers la psychologie pour aborder celle de l'enfant : juste quelques années, dit-il, ensuite je reviendrai à la biologie ". En fait, le projet de jeunesse deviendra programme de travail, pour cinquante ans et plus, la paternité, entre autres, lui apportant un champ d'expériences, par l'observation de ses trois enfants : Piaget biologiste, Piaget psychologue, Piaget sociologue, Piaget épistémologiste, Piaget logicien... son problème n'a jamais été autre que d'expliquer pourquoi la pensée devient ce qu'elle devient.

Il a cherché dans la dynamique même de la vie : Toute action (et toute opération) en se répétant se généralise et s'incorpore des objets nouveaux : c'est ce qu'il nomme l'assimilation.

Celle-ci se module en fonction des particularités de ces objets à mesure que l'assimilation ouvre l'accès à ces particularités : c'est l'accommodation.

Dans ces conditions, action ou opération se coordonnent naturellement à d'autres. Les coordinations ainsi établies constituent un nouveau réel, de nouveaux objets pour la pensée et l'action : c'est l'équilibration, un concept central de l'explication piagétienne.

Ces nouveaux objets, ce nouveau réel est dû, entre autres, aux interactions et transmissions sociales : " la socialisation est une structuration à laquelle l'individu contribue autant qu'il en reçoit " (Piaget Inhelder 1984, p 123-124).

Il y a alors changement de point de vue, décentration, dans le langage de Piaget, et cette décentration est coordination : construction et prise de conscience de coordinations nouvelles. L'intelligence "se structure en fonctionnant" : au fur et à mesure où elle découvre et explique le monde, elle se fabrique de nouveaux instruments de connaissance.

Chez le jeune enfant, le langage est d'abord égocentrique, c'est ce qu'affirme Piaget dans un de ses premiers ouvrages, Le langage et la pensée chez l'enfant (1923). Au langage égocentrique de l'enfant va se substituer le langage socialisé, représentant un essai réel de communication : " il y a dialogue... dès qu'un enfant informe l'interlocuteur d'autre chose que de soi, ou dès que, parlant de soi, il suscite une collaboration.(Piaget 1923, p 26).

Les premières opérations logiques arrivent, selon Piaget, vers 7-8 ans : il s’agit d’une logique qui permet une structuration du réel, et qui s’appuie sur des tâtonnements empiriques. Ainsi la pensée opératoire concrète se caractérise par des mécanismes de régulations de la pensée qui conduisent à une décentration progressive.

Définition des opérations : ce sont des actions qui sont intériorisées, réversibles qui se coordonnent, s’articulent en structures d’ensemble.

Ainsi, vers l’âge de 7-8 ans, l’enfant quitte sa pensée égocentrique, et devient capable de décentration. La réversibilité permet à l’enfant d’avoir une grande mobilité de sa pensée, c’est à dire que la pensée se construit grâce à des retours et des détours. Cette mobilité de la pensée se caractérise par des modifications des conduites sociales, en ce qui concerne la réciprocité et la coopération. Piaget note qu’à l’âge de 9 ans correspond la période du développement des jeux collectifs, des règles etc. Avec la décentration cognitive, l’enfant accède à la pensée socialisée.

Selon son niveau de développement de l’intelligence, l’individu a des échanges avec le milieu social, échanges différents selon les individus. En retour, ces échanges modifient la structure mentale de façon différente selon les individus.

Au niveau des opérations préopératoires, il y a constitution des structures propres de la pensée. L’enfant n’est pas encore objet de la socialisation de l’intelligence car il oscille entre l’égocentrisme et la décentration. C’est au cours de la construction des ensembles, des groupes d’opérations concrètes que se pose véritablement le problème des rôles de l’échange social et des structures individuelles dans le développement de la pensée. L’aptitude à coopérer serait alors solidaire du développement des opérations. Au fur et à mesure de l’organisation de sa pensée, l’enfant devient de plus en plus apte à la coopération.

Piaget estime que la logique suppose la coordination dans l’échange, alors la coopération permet la transmission d’une notion. Dans les relations asymétriques ce n’est pas le cas, car elles sont rendues asymétriques à cause d’une relation de prestige, d’autorité. Pour qu’une notion se transmette bien, il faut qu’elle puisse être recréée par le sujet, sinon elle deviendrait une opinion faite par des facteurs extra-logiques et relèverait d’une pensée non-opératoire.

Ainsi, si pour Piaget le langage n'est pas constitutif de la pensée, et si il a été souvent controversé pour n'avoir considéré que les interactions de l'enfant avec son environnement, nous pouvons cependant nous rendre compte, avec les exemples ci-dessus, que l'idée d'interaction sociale ne l'avait, non seulement effleuré, mais qu'il l'avait traduite par écrit comme le souligne Willem Doise dans Logiques sociales dans le raisonnement (1993, p 10-11) : " l'idée de base est que ni la pensée égocentrique des individus (leur autisme), ni leur soumission à une autorité sociale (la contrainte sociale) ne peuvent aboutir à une rationalité de portée universelle. Seule la coopération entre égaux peut devenir source de raison ; elle est définie comme "tout rapport entre deux ou n individus égaux, ou se croyant tels, autrement dit, tout rapport social dans lequel n'intervient aucun élément d'autorité ou de prestige. "(Piaget 1976a, p67).

" Une telle coopération " démocratique ", continue Doise, est considérée comme une condition nécessaire pour le développement de la rationalité et de la pensée logique proprement dite chez l'individu ". Et Doise cite Piaget: "En conclusion, nous croyons que la vie sociale est une condition nécessaire du développement de la logique. Nous croyons donc que la vie sociale transforme l'individu en sa nature même, le faisant passer de l'état autistique à l'état de personnalité. En parlant de coopération, nous songeons donc à un processus créateur de réalités nouvelles et non à un simple échange entre individus... La contrainte sociale n'est qu'une étape vers la socialisation. La coopération seule assure l'équilibre spirituel... " (ibid., p 80).

Alain Marchive dans sa thèse indique que l'on peut lire dans " Le jugement moral chez l’enfant (Piaget 1978) " : " l'intérêt principal de l'enfant n'est plus un intérêt psychomoteur : c'est un intérêt social (...) la discussion et la réflexion, c'est à dire la coopération sur le plan de la pensée, l'emportent de plus en plus sur l'affirmation sans preuve et sur l'égocentrisme intellectuel " (Piaget 1978, p 27-28). Il ajoute que " la coopération suppose avant tout la capacité de décentration " (Marchive 1995, p 66) en citant Piaget: " c'est précisément l'échange constant de pensée avec les autres qui nous permet de nous décentrer " (Piaget 1991, p 175).

Et ces échanges de pensée à travers les débats, ne seraient-ils pas favorables aux enfants pour préciser et structurer leur pensée, pour leur " apprendre " à se décentrer, afin de faire quelques pas vers cette socialisation dont parle Piaget, et, peut-être, éviter les débordements d'incivilités dont il est question dans les médias actuellement ?

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