Winnicott et la zone d'illusion créatrice.

Comme le disait Jacques Darriet lorsqu'il enseignait à Bordeaux II " le paradoxe chez Winnicott c'est que quand on le lit, ça va, on croit l'avoir compris mais en fait... " ?

C'est que non seulement les travaux de Winnicott s'inscrivent souvent dans le champ pédagogique mais, que de plus, le phénomène de mode qui portait sur ses travaux s'est estompé: en effet, il semble que l'enseignant s'interroge davantage sur le "comment faire" que sur le "comment être" : le champ pédagogique donnant l'impression de décliner au profit des questions didactiques.

Donald W. Winnicott fit des études médicales et se spécialisa en pédiatrie avant d'accéder, en 1923, au poste de médecin-assistant au Paddington Green Children's Hospital, où il allait exercer durant 40 ans. Par sa personnalité et son oeuvre, il a marqué l'évolution contemporaine de la psychanalyse. C'est vers 1930 qu'il apparaît sur la scène psychanalytique anglaise à l'époque où une opposition se dessine entre Mélanie Klein et Anna Freud : divergences sur l'analyse d'enfants puis sur les conceptions de l'analyse. Winnicott va se retrouver avec d'autres dans un au-delà des deux clans.

L'espace du développement psychique dont Winnicott fait son champ d'investigation est constitué par les toutes premières années de la vie de l'enfant et du rapport entre celui-ci et son environnement. Le thème majeur de sa pensée concerne l'interaction entre un sujet naissant et son entourage. L'enfant vient au monde inachevé, démuni, sans possibilités de distinguer un intérieur et un extérieur, un moi et un non-moi.

Lorsque le nourrisson commence à élaborer la transition entre intérieur et extérieur, entre "moi" et "non-moi" (qui n'est pas encore l'autre) en jouant avec ses doigts, un chiffon.... tout se passe comme si le bébé avait le pouvoir de faire surgir l'objet de sa satisfaction, de créer magiquement cet objet :  " le sein est créé, et sans cesse recréé par l'enfant à partir de sa capacité d'aimer, ou pourrait-on dire, à partir de son besoin. "(Winnicott,1951, p.120).

L'important de l'objet transitionnel ne réside pas dans l'objet mais dans l'utilisation de l'objet. L'utilisation de la main, du pouce satisfait la pulsion et cela apporte de la quiétude. Cela fait partie des activités auto-érotiques des bébés. Après ces activités le bébé va privilégier un objet et s'y attacher : cet objet transitionnel est différent de la main. C'est la première possession "non-moi" mais ce n'est pas encore "l'autre". A la fois "moi" et "non-moi": c'est le paradoxe, la transition entre intérieur et extérieur et cette transition, très souvent, s'accompagne de sons, de gazouillis. Quelquefois même, le son peut se substituer à l'objet transitionnel.

Le bébé ressent alors quelque chose dans son corps, sa créativité se développe et, par là même, la création de symboles.

La pensée ou la fantasmatisation semble acquérir un lien avec des expériences fonctionnelles : c'est ce qu'on peut appeler le phénomène transitionnel de l'acte à la pensée, comme le dit Winnicott dans "Jeu et réalité: " La pensée est acte comme l'acte est pensée. Penser et agir sont humainement identiques ".

Ce phénomène transitionnel apparaît comme une des meilleures défenses contre l'angoisse.

Dès l'instant où il y a phonétisation, nomination de l'objet, il y a incorporation partielle d'une partie du langage et Winnicott précise dans "jeu et réalité" : les paroles sont corporelles sinon il n'y a rien, et on ne vit pas". Cette fonction va amener tout le reste, on passe à l'investissement de la créativité. Une telle illusion créatrice est à l'origine d'une expérience d'omnipotence chez le bébé dont la mère "suffisamment bonne (enough good mother)" parvient à une capacité d'adaptation maximum. Il faut qu'elle provoque une désillusion dans la symbolisation subjective : l'objet trouvé-créé n'appartient pas, pour l'enfant, à la réalité extérieure; il demeure un phénomène subjectif. Si l'illusion se prolongeait, l'enfant comblé n'aurait pas à vivre le manque et à recourir à la représentation de l'objet absent. La mère ne se transforme pas en mauvaise mère mais elle doit apparaître dans un temps de latence : l'apparition du sein réel doit être précédé du manque du sein. Ainsi " la mère aura finalement pour tâche de désillusionner l'enfant petit à petit, mais elle n'y réussira que dans la mesure où elle lui aura donné d'abord assez de possibilités d'illusion " (Winnicott, 1951 p.120).

Il faut que la mère transforme ce mauvais objet externe en bon objet interne et il faudra attendre la structure du langage pour que la désillusion se fasse. La créativité, chez Winnicott, c'est l'illusion de créer un objet qui était déjà là; la relation maternelle est à la base du sentiment de continuité du moi et du sentiment de confiance qui vont faciliter la séparation relative et le recours aux symboles :  " l'immaturité du moi est compensée de façon naturelle par le support du moi offert par la mère. Puis vient le temps où l'individu intériorise cette mère, support du moi, et devient ainsi capable d'être seul sans recourir à tout moment à la mère ou au symbole maternel " (Winnicott, 1958, p.209).

L'existence d'une transition, d'un espace intermédiaire entre le rapport subjectif et le rapport distancié, objectif à la réalité extérieure, aide l'enfant à supporter la séparation. L'objet transitionnel est ainsi qualifié par Winnicott parce que sa fonction est d'assurer cette transition.

La spécificité de l'espace potentiel est ce rapport de l'objet culturel à la réalité. L'espace potentiel permet l'espace d'une aire d'expérience (en train d'être expérimentée) ; cette aire est le lieu où sera permis au sujet de créer ce qu'il a trouvé. Cette expérimentation doit être faite par le sujet pour pouvoir créer ce qui était déjà là : il faut garder ces illusions de créations de l'enfance si nous voulons garder la culture.

L'enfant qui joue crée, et c'est en jouant, en créant, qu'il entre dans la culture. Ce n'est qu'une illusion au départ mais nécessaire au fait d'entrer dans la culture. S'approprier l'objet culturel c'est jouer avec le culturel. Par exemple lire c'est réécrire : en étant le lecteur d'un auteur, l'enfant peut devenir auteur, créer. Cela suppose que l'adulte, l'enfant, restent capables de jouer avec les objets du savoir et, si ce jeu continue, nous nous retrouvons dans l'illusion de la création.

Tout ceci nous amène à penser que le pédagogue doit accepter les créations en respectant les différences. Le travail de l'enseignant c'est de tenir compte des relations interindividuelles, car il n'y a pas de pensée unique, de création unique, de production unique. Il doit permettre à l'enfant d'exprimer quelque chose avec l'illusion de créer ce quelque chose, puis de communiquer cette création, ce quelque chose. La création est inhérente à la vie, la création c'est la vie, alors que la créativité (au sens winnicottien) c'est ce qui permet à l'individu l'approche de la réalité extérieure et il est clair qu'une politique éducative doit être cohérente et viser non pas à transmettre mais permettre que le sujet invente son propre savoir, sa propre culture.

Et, rappelons le, ce n'est pas l'objet culturel qui importe mais son utilisation ; si on est fasciné par le discours de quelqu'un, on n'est plus dans la culture puisque l'on est alors dans l'imaginaire de l'autre. La culture (l'objet transitionnel) c'est ce qui nous maintient dans la sphère de l'humain, dans la civilisation, mais la barrière peut être fragile. La culture n'est pas un ornement, elle est une nécessité ; elle est la condition toujours menacée de notre autonomie. On ne peut parler d'humain, qu'en considérant cet humain avec l'accumulation des expériences culturelles.

Chacun doit trouver son savoir, et le rôle de l'enseignant est d'aider l'enfant à trouver " sa parole ", de ne pas la bloquer, de ne pas détruire cette construction de son "moi", de son "dire". L'objectif devient alors évident comme le dit Albert Jacquart dans son ouvrage "l'héritage de la liberté" : "révéler à un petit d'homme sa qualité d'homme, l'inciter à devenir son propre créateur, à sortir de lui même, pour devenir un sujet qui choisit son devenir, et non un objet qui subit sa fabrication", en un mot devenir autonome, autonome dans son langage, autonome dans sa pensée.

La créativité, rapport actif d'un sujet à une réalité extérieure (objets, codes culturels) chargés de sens est une des réponses au "comment être" très imbriqué évidemment dans le "comment faire".

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