Intervention d'Albert Jacquard

au congrès ICEM pédagogie Freinet

en Août 1996

à Valbonne Sofia-Antipolis

Nous vivons finalement un moment formidable. Quelle chance ils ont ceux qui entrent dans la vie maintenant!

Mon histoire, quand est-ce qu'elle commence? Elle ne commence pas avec l'origine de l'homme car il n'y a pas d'origine de l'homme, avec l'origine de la vie... il n'y a pas d'origine de la vie, la seule origine qu'on pourrait évoquer, et encore elle est bien mythique, ce serait celle de l'univers et du fameux big bang. Cet univers n'était pas beau du tout, il était raté, il était homogène, c'était pour reprendre une phrase d'Hubert Reeves "une purée sans grumeaux", c'était une bouillie. Mais il se trouve que dans cette bouillie, il y avait des éléments qui étaient soumis à des forces (gravitation, force électromagnétique, force nucléaire). Ces forces, et c'est le mystère de notre univers, agissant simultanément, ont un effet global qui est de faire apparaître des grumeaux dans la purée, des structures de plus en plus complexes, c'est à dire de plus en plus riches et avec des éléments qui ont des interactions de plus en plus soutenues. Cette complexité aboutit au fait que ces structures ont des pouvoirs inattendus. C'est là le coeur du raisonnement et c'est exactement le problème de la pédagogie: à partir du moment où, dans une structure, il y a la complexité elle a des pouvoirs qui ne pouvaient pas être pris: on fait apparaître un pouvoir global qui n'est pas du tout la somme des pouvoirs des éléments. C'est pourquoi je lutte contre la fameuse addition, et que je dis à l'école primaire, ne faites plus d'additions, c'est une erreur fondamentale d'optique sur la réalité de l'univers, nous sommes dans un univers où il n'y a jamais d'additions, il y a toujours des interactions: nous ne sommes pas dans un univers du "plus", nous sommes dans un univers du "ET". Pour le faire comprendre aux enfants, je leur dis: "un monsieur "plus" une dame, 3,50 mètres, un monsieur "ET" une dame c'est autre chose de mieux qu'une addition." Nous sommes dans un univers du ET: le premier jour où je suis ministre de l'éducation, je fais supprimer l'addition. Le ET dans l'univers c'est des noyaux d'hydrogène qui s'assemblent pour faire de l'hélium, puis de l'hélium cela fait du carbone etc... peu à peu on voit de la complexité apparaître, et chaque fois un pouvoir nouveau apparaît. Imaginez que vous êtes un hélium, vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est que d'être un carbone, et pourtant il suffit de 3 héliums pour faire un carbone: l'hélium ne sait rien faire, le carbone sait faire beaucoup de choses, parce que, il a fallu ET, il y a eu interaction, apparition du neuf. Nous sommes dans un univers qui fait apparaître du neuf tout le temps.

Seulement, cela ne va pas vite, au bout de quinze milliards d'années ce n'est pas allé bien loin, sauf chez nous sur la Terre, et probablement en d'autres endroits aussi, avec un certain nombre de chances, de coïncidences, la bonne distance au soleil, la bonne masse sur la terre etc... il y a de l'eau, des océans, il y a de l'inertie qui arrivent, alors il se passa des petits quelques choses dans les cornues qu'étaient les océans il y a 3,5 milliards d'années, cela mettait en branle toutes sortes d'interactions, et les molécules peu à peu se créèrent. Elles avaient des pouvoirs, mais ils disparaissaient le jour où la molécule était cassée. Jusqu'au jour où est apparue une molécule pas très compliquée que vous connaissez bien, Vous cassez un ADN, vous le détruisez, ce n'est pas grave, il a eu le temps de faire un double. Du coup l'ADN a accumulé les pouvoirs, en particulier des recettes de fabrication de protéines, et puis les protéines se sont mises autour, ce qui a créé des interactions, cela a mis en place des métabolismes, cela se met à respirer, à digérer, à réagir.

Un événement est apparu, il y a un peu moins d'un milliard d'années, c'est l'apparition de deux bactéries ratées qui n'étaient pas fichues de se dédoubler: alors elles se sont mises à deux pour en faire une troisième: cela s'appelle la procréation et c'est probablement l'élément majeur de tout ce qui s'est passé sur la terre. Alors du coup, au lieu de faire du nombre on fait du monde. Quand on se met à deux pour en faire un troisième, on fait n'importe quoi puisqu'il faut se couper en deux. Comme le disait si bien Aristote "un individu qui est un être indivisible ne peut pas avoir deux sources" donc nous n'avons qu'une source: le père ou la mère? et nous vivons encore sur cette idée là que les pères sont plus importants que les mères.

Le raisonnement vrai c'est que comme un individu est un être indivisible qui ne peut pas avoir deux sources, et comme nous avons deux sources, nous ne sommes pas des individus mais des "dividus". Je suis un "dividu", ne me coupez pas en deux vous me tueriez, mais quand je veux avoir un enfant, je me coupe en deux, je n'envoie que la moitié de moi-même, laquelle moitié? je tire au sort à chaque fois et je fais tellement de tirages au sort que je fais n'importe quoi. Je vais chercher un spermatozoïde derrière la galaxie Machin, elle, elle est allée cherchée un ovule on ne sait trop où dans un autre univers, on a fait un enfant avec ça, donc on fait n'importe quoi.

Ce que fait la procréation, c'est qu'à chaque fois qu'on fait ce fameux troisième, on ne sait vraiment pas ce que l'on fait, on fait un autre, et comme cet autre est tout à fait différent, on est toujours étonné. Et à force de faire n'importe quoi, on fait de temps en temps, du pas tout à fait normal, de l'étrange, du raté. Là, il faut lutter fortement contre une idée qui imprègne notre société, l'idée que l'évolution du monde dit vivant a été menée par la sélection naturelle, c'est à dire qu'heureusement que la nature était là pour éliminer les ratés et donner la chance aux meilleurs: seulement cette théorie est fausse. C'est comme ça qu'un poisson est sorti de l'eau, qu'un primate est tombé des branches. Nous sommes des primates "ratés".

On ne sait pas trop comment nos ancêtres se sont séparés des ancêtres des chimpanzés, mais on sait qu'une famille était à la fois l'ancêtre des uns et l'ancêtre des autres. Comment se fait-il que cela a divergé? Il a fallu que les mutations intervenues dans une branche soient différentes des mutations de l'autre, et qu'il n'y ait pas mise en commun des mutations. Une des idées c'est que, peut-être, à l'époque, notre ancêtre à nous a été un mâle qui avait perdu son baculum (car tous les primates ont un os qu'on appelle le baculum, c'est un os dans le pénis et nous, nous n'avons pas de baculum). On peut imaginer que dans une famille de bons primates bien corrects est arrivé un garçon, un "pauvre type", qui n'avait pas de baculum. Le voilà qui se console avec une cousine à lui, qui avait la vue basse, qui n'était pas très fine. C'est le constat que c'est probablement un handicap, un ratage, une malfaçon, qui est à l'origine d'une organisation. Les femelles ont perdu les poils de leur poitrine qui étaient tellement utiles pour allaiter le bébé qui pouvait s'agripper, c'est catastrophique.

Voilà qu'il y a un million d'années, quelques mutations ont multiplié par 10, 15 ou 20 le nombre de nos neurones. Au lieu d'avoir 5 milliards de neurones, nous en avons de l'ordre de 100 milliards. C'est catastrophique étant donné que le bassin de la mère n'est plus assez large et par conséquent le bébé ne peut pas passer. Cela a failli être la fin de notre espèce. On a trouvé une astuce, c'est de le faire naître au bout de neuf mois ce qui est évidemment trop tôt. On peut imaginer une maman chimpanzé venant voir sa cousine primate il y a un million d'années, et se disant "la pauvre, elle a toutes les malchances: ses pattes arrière n'agrippent pas les branches, son mec n'a même pas de baculum, sa poitrine n'a pas de poils, et voilà maintenant qu'elle donne naissance à un pauvre bébé qui n'a aucune autonomie, avec un crâne hypertrophié." Et puis, il se trouve qu'on s'en est sorti quand même, et que ce qui était un handicap est devenu une chance.

Aujourd'hui, le regard que l'on doit porter sur un enfant, sur un petit d'homme qui a le crâne trop gros, c'est finalement un regard admiratif, car c'est grâce à ce handicap qu'il va avoir en lui l'objet le plus complexe qui soit: le cerveau humain, cent milliards de neurones, vingt millions de milliards de connexions.

Voilà mon histoire terminée: je suis parti du big bang où la complexité était relativement faible, et j'arrive au chef d'oeuvre, chef d'oeuvre qu'il a fallu quinze milliards d'années d'efforts pour réaliser. Et depuis quelques centaines de milliers d'années, j'ai pu porter un regard autre sur le monde, j'ai rêvé, j'ai réfléchi, mais surtout j'ai fait mieux: avec mon cerveau, j'ai inventé un langage, et un langage qui me permet de communiquer avec les autres. Et c'est là la clef, la clef de la communication, c'est la possibilité que nous avons, d'échanger avec l'autre. A partir du moment où on échange avec l'autre, on est en train de créer un objet plus complexe que soi.

Le seul objet plus complexe que chacun d'entre nous, c'est l'ensemble des hommes. Si cet ensemble est une foule, résultat d'une addition, vous plus moi, plus un autre, alors aucun intérêt. Mais si c'est un peuple résultant d'une interaction, vous et moi et l'autre, alors cet ensemble a des pouvoirs qu'aucun de nous ne possède mais dont chacun d'entre nous va profiter. C'est pour moi la véritable description de l'humanité, et par conséquent la véritable définition de chacun: qu'est-ce que je suis?

Je suis un élément d'une structure qui me dépasse, cette structure étant l'ensemble des hommes. Et l'important est de faire que cette structure ait des pouvoirs que je n'ai pas et dont je vais profiter. C'est comme cela que l'on peut résoudre notre capacité à dire "je".

Comment se fait-il que je dise "je"? Je sais que je suis; je suis capable de savoir que je suis, mais d'où ça me vient? Cela vient de ce processus que j'ai évoqué, le processus du "et" qui fait que un atome de carbone fait de trois atomes d'hélium a des pouvoirs qui étaient inimaginables pour l'hélium. L'humanité a des pouvoirs qui sont inimaginables pour chacun de nous, isolé. J'existe grâce à mes contacts avec les autres: je suis les liens que je tisse. Le vrai "moi" est dans les liens que je suis capable d'avoir avec les autres, et ce que j'ai à faire dans la vie, c'est de créer ce tissage. Et pour y parvenir, il faut que j'aie appris à le faire. Et où est-ce que je vais apprendre à le faire? à l'école!

Et c'est pourquoi "éducation", ce beau mot, a une étymologie qui est constamment transformer. On pense qu'"éducation" vient d'"educare" qui veut dire "nourrir", ce n'est pas inutile mais ce n'est pas l'objectif. La véritable étymologie c'est "educere" c'est-à-dire "conduire hors de". Il faut qu'on me conduise hors de moi-même, pour que je sache que je deviendrai celui qui a des échanges avec l'autre. Et c'est ça l'objectif de l'école: prendre un enfant par la main veut dire: je vais t'apprendre à te construire grâce aux autres. "Regarde toi de l'extérieur" et, paradoxalement, dire "je" c'est parler de soi à la troisième personne. Je suis les liens que je tisse.

Enfin, grâce à un cheminement scientifique, aussi bien des physiciens, des astrophysiciens, des biologistes et des logiciens, on peut avoir un regard sur soi qui est émerveillant. Oui, je suis une merveille! il faut le dire. Et il faut le dire de tous. Et c'est cela qu'il faut dire aux enfants: "oui, tu es une merveille". Et quand je vois tous ces gosses qui sortent du système scolaire en se disant "je suis sot", là, c'est l'échec absolu du système, pas des pauvres gosses. Leur faire croire qu'ils sont des "cons"... Quelle horreur! ils ne le seront jamais, bien entendu.

C'est fou d'être un homme, c'est extraordinaire, pas d'être vivant, une vie ce n'est pas important, mais une vie d'homme ça c'est fabuleux: je suis un chef d'oeuvre et je suis responsable de tous les chef-d'oeuvre qui m'entourent. Il y a de quoi faire comme programmes: alors laissons tomber tous ces programmes de domination, de compétition. Ne soyez pas compétitifs: remplacez la compétition par l'émulation, une école de la compétition est une école du suicide, alors que l'émulation c'est "l'autre est plus fort que moi, tant mieux".

"Vous venez au lycée pour quoi faire?" Ils me répondent "pour préparer le bac". Je leur dit "vous pouvez partir, vous n'avez rien à faire ici. Vous ne venez pas au lycée pour préparer le bac, vous venez au lycée pour devenir quelqu'un, quelqu'un de riche". Quel est le rôle d'un examen? c'est de vérifier qu'on a compris. Comprendre on n'y arrive jamais du premier coup, seulement souvent on croit avoir compris. Celui qui lève la main en disant qu'il n'a pas compris, ce n'est pas le plus bête, c'est même celui qui fait preuve de plus d'intelligence puisqu'il a compris qu'il n'avait pas compris, et c'est cela le plus difficile à comprendre. Du coup de temps en temps, je crois avoir compris, alors je suis parti dans la vie en croyant avoir compris alors que je n'ai pas compris, ça peut me jouer un sale tour un jour: alors je vais passer un examen, et je m'aperçois que je ne réussis pas l'examen: je dois être très heureux en me disant "je croyais avoir compris et je n'ai pas compris, donc je recommence, je reviens en arrière". Tandis que si je réussis mon examen, j'ai perdu mon temps. Les seuls examens utiles sont ceux qu'on rate, c'est d'une logique absolue. C'est comme cela qu'on progresse. On voudrait que l'enfant ait compris: chaque erreur est révélatrice d'une erreur de l'enseignant, c'est tout.

Avec la compétition on fait croire à tout le monde qu'il n'est pas le meilleur. C'est pourquoi je lutte contre le sport tel qu'il est fait: le mot sport m'indique qu'il n'y a pas compétition, dès qu'il y a compétition il n'y a plus sport.

Le sport tel qu'il est présenté actuellement fait partie des poisons que l'on donne à nos enfants, toutes ces pages entières, ces télévisions qui ne montrent que des gens qui veulent arriver premiers. Quelle stupidité, par exemple, de tourner en rond au Castelet ou ailleurs, en mettant sa vie en péril, pour aller le plus vite possible: mais quand on tourne en rond, à quoi ça sert d'aller vite? Si Carl Lewis me disait: "tiens, Albert, on court un 100 mètres ensemble". Je mettrais vite mes chaussures et je courrais avec lui; lui n'aura aucun souvenir, mais moi j'aurai un souvenir, c'est ça l'émulation et c'est le contraire de la compétition.

De même pour le Paris-Dakar, ma colère est élevée de penser qu'il y a des salauds qui dépensent des milliards pour démontrer qu'ils vont vite à Dakar en passant devant des populations qui crèvent de faim; d'aller de Paris à Dakar, c'est merveilleux, c'est formidable, à condition de dire bonjour à tous ceux qu'on rencontre.

Ecoutez aussi :

interview d'Albert Jaquard par les élèves de l'école Anatole France de Vaulx en Velin