III) DÉMARCHES ET IMPLICATIONS PÉDAGOGIQUES.

Il y a plusieurs façons, comme nous venons de le constater dans seulement 6 entretiens, de concevoir l'activité d'écoute comme de production d'émission radio. Je voudrais maintenant m'intéresser à ce qu'implique au niveau des choix et du rapport au métier les différentes façons de procéder. Je pense qu'il faut replacer cette pratique dans le contexte plus global de la classe et de ce qui s'y fait au quotidien. Il est possible de produire des émissions dans des contextes très différents, avec des objectifs et des démarches différentes. Je voudrais caractériser trois conduites d'émissions possibles et essayer d'en définir les enjeux et les orientations spécifiques.

PREMIERE APPROCHE.

Comme je l'ai mentionné plus haut, la réalisation d'émission est vue par certains enseignants comme une mise en valeur d'une production des enfants. L'enseignant réutilise un travail déjà fait en classe. Autrement dit, le travail, les recherches qui ont été faites n'avaient pas pour finalité de devenir une émission. Je mettrai cela en parallèle avec le texte que l'on peut mettre dans le journal, ou dans le cahier, ou dans un recueil de classe....

Le même travail va revêtir plusieurs formes. Je donnerai l'exemple d'émissions de type "documentaire". On suppose en l'écoutant tout un travail de recherche, d'enquête, de production écrite, ou illustrée. L'émission est une autre mise en forme du projet de la classe. Ou l'enseignant avait lui- même choisi le sujet et lui- même organisé le travail des enfants, et il est le compositeur et le chef d'orchestre, ou il reprend un travail de recherche fait par les enfants, d'enquête mené par les enfants que l'on décide a posteriori de transformer en émission. Ici, les enfants ont un rôle très cadré, tout doit répondre à des directives précises correspondant elles- mêmes à des objectifs pédagogiques précis que l'enseignant a fixé, s'est fixé. Les enfants vont relativement bien dominer le sujet et le statut de ce qu'il vont finalement communiquer à d'autres serait celui du document que l'on fournit à l'auditeur, l'enfant est mis en position de production d'un certain savoir, d'une certaine maîtrise d'un sujet et avec l'émission "on fait profiter" les autres d'une recherche que l'on a accompli. Dans ce cas, l'émission revêt une double fonction: celle de mettre en valeur une production au sein de la classe et celle, dans la situation de communication propre à la radio, de donner à d'autres enfants, à d'autres classes la possibilité de bénéficier d'un travail que l'on a fait, avec l'enjeu que l'émission profite aux autres.

Du côté de l'enseignant, la volonté de mettre en valeur le travail des enfants, de le médiatiser et de donner une certaine forme à cette entreprise montre qu'il ne se donne pas comme seul rôle de permettre aux élèves de faire des apprentissages, voire acquérir des savoirs. Il n'est pas seulement là pour permettre des apprentissages, transmettre des connaissances, mais pour construire une certaine finalité, et ainsi donner un sens aux productions des enfants. En effet, que représente pour l'enseignant et pour les élèves le fait de "mettre en valeur" une réalisation? Cela veut dire que l'on accorde une certaine considération au travail fourni par les enfants, que l'on pense qu'il mérite une mise en forme et un travail supplémentaire et que l'on suppose qu'il va intéresser d'autres élèves.

Du côté des enfants, c'est supposer qu'ils considèrent eux aussi que faire une émission est une mise en valeur. Je donnerai comme illustration de cette démarche une émission menée par des élèves de Cours Moyen 1 et 2. A la suite d'une enquête faite auprès du maire de la commune, l'enseignant a décidé d'utiliser ce travail pour construire une émission. Le questionnaire avait été établi puis mené avec enregistrement des réponses. Ensuite, les enfants avaient sélectionné ce qui serait conservé pour l'émission, le conducteur établi pour déterminer l'ordre de passage de chacun, les moments musicaux. Tout était écrit. L'enseignant m'a expliqué que son objectif était centré sur la réalisation de l'émission, sur la rigueur du travail demandé aux enfants, et qu'il avait conscience de la difficulté que cela pouvait représenter pour les auditeurs. " Mais, on fait des choix. " D'ailleurs, si l'on croit le nombre d'appels au forum téléphonique correspondant et même les envois de courrier faisant état de recherches faites dans les autres communes, on peut penser que l'écoute n'est pas trop difficile.

DEUXIÈME APPROCHE.

Il est aussi intéressant de considérer une seconde démarche qui se poserait la question de la radio comme situation d'expression et non pas comme simple outil. Cette démarche n'apparaît d'ailleurs pas dans les entretiens effectués. Il s'agit là pour l'enseignant dans ce cas d'exploiter les idées des enfants, de saisir les situations quand elles se produisent. Il n'apporte pas forcément le thème, il doit lire les situations de communications présentes dans la classe en fonction des objectifs de l'expression orale. Cela suppose qu'il est aussi un coordonnateur et observateur critique qui se donne pour rôle de saisir l'occasion comme dans "le débat informel (qui) respecte les priorités évidentes d'un moment. C'est le reflet de la vie qui déborde les prévisions et qu'on saisit à chaud pour qu'il soit efficace" cité dans le dossier réalisé par Janou Lémery dans le Nouvel éducateur (77, mars 1996, p. 11, 12). Tout comme on s'est demandé pourquoi on lit, pourquoi on écrit, on pourrait se demander quelles sont les occasions d'expression orale dans la vie et pour quoi nous parlons dans les situations vraies. Tout comme il y a des raisons et des qualités particulières à la production de chaque type de texte, on pourrait établir les raisons et qualités des différents discours. Et pour rejoindre les collègues qui pensaient que la pratique de la radio entrait dans une logique de classe, dans une résonance avec les autres moments de paroles, je pense qu'à l'intérieur des moments de paroles que l'on a instituées dans la classe, on peut réfléchir sur la place de l'enregistrement de la parole puis de la diffusion.

Dans les classes de pédagogie nouvelle, il y a des ateliers. On pourrait ainsi envisager un atelier d'expression orale, avec enregistrement et restitution au groupe, à la critique coopérative. Il serait alors possible de laisser une plus grande place à la créativité. Il faut certes ne pas se cacher que les conditions d'existence d'un tel atelier sont délicates: il faut du matériel d'enregistrement utilisable par les enfants, des documents sonores que les enfants peuvent réutiliser, un lieu spécifique pour que ces enfants ne dérangent pas les autres et que les autres ne parasitent pas les enregistrements... et du temps pour réécouter, refaire. L'enseignant, dans cette perspective, doit accepter qu'une partie de l'activité lui échappe ( c'est le propre de l'oral que de pouvoir être caché à quelqu'un ou dit sans contrôle... ), il doit aussi accepter de s'intégrer à un groupe pour écouter les propositions des autres, apporter les siennes, savoir abandonner une idée, de saisir quelque chose pour le restituer au groupe, et de faire ensuite évoluer le tout. On pourrait ici faire référence à Michel Barré dans Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps ( P.E.M.F.Mouans-Sartoux, tome 1, 1995) "Traditionnellement, la scolarisation semble impliquer d'abord l'inhibition de l'expression orale personnelle des enfants, taxée de "bavardage" dès lors qu'elle n'est pas la réponse attendue aux questions du maître. L'école passe alors la majeure partie de son temps à faire oraliser de l'écrit. " On pourrait donc grâce à la radio redonner à l'expression sa particularité sur l'écrit, même si on peut avoir besoin de s'appuyer sur de l'écrit. Il s'agit de donner à la radio ( écoute et production d'émissions) une place dans les activités de la classe. Si on veut saisir une occasion pour faire une émission, il faut que les enfants aient une certaine habitude de cette pratique pour ne pas être désorientés et que l'enseignant accepte de privilégier la spontanéité sur la perfection syntaxique, lexicale et oratoire.

Ici, les objectifs visés ne sont pas les mêmes que dans une émission qui reprend un travail précédemment réalisé. Les sujets traités seront différents ainsi que les compétences mises en ouvre par les enfants. Ici, l'enfant doit oser s'exprimer sans préparation, tenir compte de ce que disent les autres pour continuer à intervenir et rester en cohérence avec le discours. On demande aux enfants de remobiliser des connaissances, ce qu'il fait avec plus ou moins de difficultés. Mais, là, il ne s'agit pas d'un moment d'évaluation, mais de transfert. Je donnerai pour exemple une émission que j'ai enregistrée cette année. J'avais distribué un article des "Clés de l'Actualité Junior" qui exposait des interviews d'enfants sur les événements marquants de 98. J'ai proposé aux enfants de débattre et de dire ce qu'ils en pensaient et ensuite de dire ce qui les avaient marqué en 98. Voyant la discussion s'engager, j'ai décidé de les enregistrer. Nous avons rapidement mis en place le déroulement de l'émission, avec une définition de mots - clés et d'ordre de passage. J'ai eu assez peu à revenir sur un enregistrement, alors que les enfants n'avaient pas réaliser d'émissions depuis plusieurs années, mais écoutaient Cache- Cache- Micro depuis septembre. Les enfants étaient à la fois spontanés dans le contenu puisqu'il n'y avait pas eu de préparation et soucieux de la qualité de leur expression. Ils étaient, pour la plupart, capables de mobiliser leurs compétences, de prendre place dans le débat. Il y avait une dynamique du débat, une pertinence spontanée, une certaine aisance. Trois enfants cependant n'ont pas trouvé leur place. Ils ont eu besoin de préparer par écrit leur intervention, ont hésité. Je ne m'étendrai pas ici sur ce constat, si ce n'est pour dire qu'il est important de multiplier les occasions de parler, et de rester prêt à réorienter l'activité en fonction des enfants. Le rôle de l'enseignant est donc à la fois de saisir l'occasion, de prendre une situation essentiellement orale pour la médiatiser, en ayant pour objectif de travailler l'oral, de donner une qualité directe à l'expression, de donner la possibilité à l'enfant d'organiser lui - même son propos avec le souci d'être cohérent et compréhensible.

TROISIÈME APPROCHE.

On peut aussi mener une émission de façon préparée mais dans le but au départ de faire une émission. Je prendrai pour exemple une des premières émissions de cette année. L'enseignant a apporté lui - même le sujet, il s'agissait d'imaginer ce que penseraient les hommes en l'an 20 012 en découvrant des objets de l'époque actuelle: une télé, un four... Le but était de capter l'attention des auditeurs en les amusant, et il leur était proposé de prendre d'autres objets, d'en faire une interprétation futuriste et d'exposer ces devinettes au forum. Les enfants ont donc effectué des recherches, ont écrit le scénario, puis ont enregistré leurs descriptions étonnantes. Ce qui est important dans ce type de démarche, c'est la prise en compte de l'auditeur, dans ce que l'on veut produire comme effet. La situation de communication est d'emblée posée, et il faut que l'enfant aie dès le début le souci d'adapter son message au récepteur, de se demander ce qui pourrait plaire à d'autres enfants, de se demander comment construire le thème et la mise en scène pour obtenir une "Emission".

Dans l'entretien 4, l'enseignant pointe un des problèmes de cette démarche: "On liste les sujets qu'on aimerait aborder. On en évalue la faisabilité, l'intérêt, c'est difficile car les enfants pensent que tout ce qui les concerne intéressera tout le monde." C'est aussi une spécificité de cette pratique de devoir anticiper sur l'intérêt d'un récepteur sans pouvoir le constater en direct. Cela forme les enfants à évaluer leurs propres capacités. Il est évident que l'on se pose toujours la question de l'auditeur, qu'elle semble même incontournable (les enseignantes interrogées lors de l'entretien 5 insistent beaucoup sur la réception de l'émission et son indispensable qualité) mais de façon différente selon la démarche suivie, et à des niveaux différents:

* Au niveau de la conception de l'émission:

1)- Qu'est-ce qui dans ce que nous avons déjà fait pourrait intéresser d'autres élèves ? (on opère un choix sur un travail déjà réalisé et "concret". Il est alors toujours possible de mesurer l'intérêt en fonction de celui qui s'est enclenché dans la classe à ce moment, comme le dit l'enseignante dans l'entretien 1)

2)- Est- ce que ce qui commence à se dire est suffisamment intéressant pour être enregistré et diffusé?

3)- Qu'est- ce qui pourrait intéresser d'autres enfants, tout en étant abordable et pouvant être communiqué par oral ? ( c'est ce que décrivent les enseignants des entretiens 1 et 4)

**Au niveau de l'enregistrement pour toute démarche: - Est - ce que c'est compréhensible par quelqu'un qui ne connaît pas le sujet? - Est - ce que la diction est suffisamment satisfaisante? - Est - ce que la qualité de l'enregistrement (prise de son) est acceptable? - Est - ce que le rythme de l'émission est dynamique? - Est - ce que la mise en scène sonore est satisfaisante? Ce que je retiens particulièrement de cette recherche, c'est l'engagement enthousiaste des enseignants et des enfants dans cette entreprise. J'ai découvert des approches à la fois différentes et constellées de points communs. J'ai opéré un retour sur mes pratiques, j'ai ouvert mon jugement sur d'autres aspects, d'autres lectures de cette activité. Avoir cette conscience décrite plus haut d'appartenir à un réseau et pouvoir le concrétiser, assister à des écoutes ou des productions orchestrées par d'autres enseignants, avoir la chance d'assister à l' écoute d'une émission que j'avais organisée par une autre classe.... sont des expériences qui ont enrichi ma pratique, qui lui ont donné un sens plus conscient et une dimension particulière.

Ces investigations m'ont permis d'inscrire ma pratique dans un contexte plus global d'envie de communiquer.En effet, si je suis convaincue de l'importance de la parole, je peux mieux expliquer quel enjeu cela prend dans mes orientations pédagogiques. La construction de la relation à l'autre à travers cet échange, la place dans le groupe que peut prendre l'enfant grâce à ce moyen de communication me semble essentiel dans le rôle que l'école peut jouer au niveau de sa socialisation. Le relief que peut prendre cette activité dans le quotidien de la classe, entrant en résonance avec les autres domaines et la vie de la classe m'a semblé une orientation pédagogique riche, permettant de lier les apprentissages avec le tissu de la vie quotidienne. La varité et la richesse des émissions m'apparaissaient en les écoutant, mais je peux mieux maintenant percevoir ce que cela représente dans chaque classe.

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